
Prologue (bruyant)
Il y a des cris qui restent loin dans la gorge. Comme des actes manqués, des gestes arrêtés à mi-chemin. Un jour, un moment, quelque chose ne marche plus et entre en dormance. Il y a des paralysies qui attendent de guérir, patiemment. Un jour, un moment, quelque chose marque une limite. Ce n’est pas un événement autant que la prise de conscience de cet événement, et de ses répercussions sur soi-même, sur des relations, sur les autres. Ça peut être un geste, qui transforme une posture, qui ranime une vieille douleur tellement présente qu’on avait oublié qu’elle était là. Ça peut être un mot qui se fait l’écho d’un autre mot, prononcé dans un souvenir qu’on avait soigneusement rangé dans un recoin de sa mémoire, et qui réveille une déchirure mal recouverte. Ça peut être un motif, un pattern, une petite mélodie qui vient se coller à une peine sourde qui avançait à côté de nous, à l’abri d’un rideau mince, et qui d’un coup ne peut plus être ignorée. Le rideau se déchire, et la vie devient différente. Cette différence, on peut la creuser, l’explorer pour la comprendre, la nommer.
Acte 1: Ce que nommer contient
Qu’est-ce que ça veut dire nommer? Et qu’est-ce qui devient possible quand je nomme mon monde, ma réalité, ma vie, mon expérience, mes blessures, mes rêves? Et pourquoi? Quand est-ce que c’est le temps de nommer et d’apprendre ensemble, ou de prendre un pas de côté et de rentrer seul dans la matière obscure? Être humain, c’est tenir des multitudes au coeur même de mon corps. Il y a en moi celui qui nomme pour décrire le monde que je vis. Qui essaie de faire du sens de ce que je vis. Qui essaie de sentir le monde. Qui étend mon vocabulaire d’émotions pour comprendre comment je vis et les systèmes qui me conditionnent. Celui qui nomme les expériences qui causent des déchirures, qui blessent et qui laissent des traces. Ces moments où nos blessures frottent contre celles du monde, contre celles des humains qui nous touchent. Je nomme les violences que vis. Je nomme les violences que j’inflige. Je nomme les violences dont je témoigne.
Il y a en moi celui qui veut regarder la vie en face, et nommer le monde et la vie que je veux. Les racines à partir desquelles je veux grandir. Les principes à partir desquels je veux diriger mes décisions. Les relations que je veux cultiver. Le travail que je veux faire.
Il y aussi en moi celui qui découvre des éléments souterrains à la vie. Celui qui tient des rêves qui ne sont pas les miens. Des peurs qui ne m’appartiennent pas. Des gestes qui viennent d’un autre temps, que j’hérite d’autres générations. Des expressions de personnes disparues depuis longtemps. Tout ça me définit, et pourtant ça n’est pas moi. Et pourtant c’est totalement moi. Alors j’essaie de dépasser un état de confusion pour travailler avec ce qu’il y a en arrière: la honte, la haine de soi, le confort à rester petit, la joie de pouvoir connecter avec d’autres humains, la peur de mourir avant d’avoir vraiment vécu, le refus de détruire, le désir d’être un meilleur ancêtre, les monstres que je ne veux plus alimenter, les poisons que je ne veux pas ingérer, les toxines que je ne veux plus produire, les défenses qui ne servent plus, les murs rongés par des années d’infiltrations sourdes. Je suis celui qui avance dans la vie en découvrant petit à petit ce que je ne veux pas. On procède par élimination de ce qui est toxique autant que par aspiration vers ce qui est désiré.
Dans l’acte de nommer, il y a un peu de ces trois moi. Je nomme le monde que je vis. Je nomme le monde que j’appelle, la vie que je désire. Je nomme aussi le monde que je veux laisser aller. Être humain, c’est tenir ces multitudes. Plusieurs vérités à la fois. Des vérités parfois contradictoires. Quand je nomme, je prends conscience de ces fragments qui m’habitent et conditionnent comment je vis, les choix que je fais, les décisions que je prends, les priorités que je me donne, j’étends ma capacité à décider comment je vis ma vie. J’augmente mon pouvoir.
Acte 2: Tracer un cercle autour du soleil
Et pourtant, il y a aussi une violence contenue. Nommer le monde, nommer la vie est une violence. Une forme d’exclusion de tous les possibles qui restent. C’est une violence envers soi-même et envers le monde, qui assure la santé et l’intégrité de l’humain que je suis, et du monde que je ceux créer. C’est aussi un acte de respect et de bonté envers moi-même et envers l’autre. On s’enracine et on donne une matérialité au rêve. On trace une ligne, au-delà de laquelle ce qu’on est prêt à donner se dissipe. On ouvre un espace de choix. Mais il n’y a pas de manière de nommer le monde qui n’est pas aussi une violence.
Quand je nomme, je crée un espace de clarté. Je nomme ce qui est présent, ce qui existe déjà et est vivant dans mon expérience, dans mon corps, ces récits du soi qui appartiennent à quelqu’un d’autre. Un ancêtre dont la voix survit dans mon ADN, ou un moi de 14 ans, assis contre un mur de la cour du collège à chercher la recette de l’invisibilité. Je nomme le monde dans lequel je vis à l’intérieur, le monde qui existe en moi, et j’en suis déjà un peu libéré. La gifle reçue il y a des années perd de son élan, le visage de l’autre côté perd son pouvoir sur le présent. La parole émancipe et libère, et je peux devenir dans une nouvelle réalité. Quand je nomme mes rêves, mes désirs, mes aspirations, je crée un espace pour que des nouveaux possibles se déploient. Je trace une ligne entre ce qui vient avec moi et ce dont je ne veux plus. Je crée un monde dont les contours m’appartiennent et ressemblent à ce que je veux être.
Quand je nomme, je trace les contours du monde tel que je le rêve. J’entre en position d’autorité face à ce monde et face à ce rêve. J’apprends à m’assumer comme créateur de possibles. J’apprends à prendre ma place dans le royaume du vivant. J’assume ma responsabilité en tant que détenteur d’une des clés du futur. J’ouvre un espace de prise de responsabilité pour moi-même, mais aussi pour les autres. Quand nommer s’accompagne d’un espace et d’une structure pour la prise de responsabilité, quand il y a un témoin pour entendre, voir et soutenir ma parole quand je nomme ma réalité, on entre dans une spirale ascendante. Mon pouvoir grandit.
Acte 3: Quand j’oublie comment nommer
Parfois j’oublie cet acte de nommer mon monde, le monde dans lequel j’assume mon pouvoir. Je me regarde accepter ma responsabilité dans le monde sans décrire les limites du territoire sur lequel je prends cette responsabilité. Mais quel sens peut prendre forme quand l’objet est incertain, et quel pouvoir d’agir peut se définir sur la base d’une prise de responsabilité dont on ne sait pas ce qu’elle inclue? Dans ces moments, je porte le poids du monde sur mes épaules. Je me vois prendre sur moi ce qui ne m’appartient pas. Dans ces moments, on n’a pas de pogne sur le réel, et ça laisse peu de place à l’action. On est toujours en situation d’échec et ça paralyse. Il ne peut pas y avoir de vraie responsabilité s’il n’y a pas une délimitation du territoire de cette responsabilité, et cette délimitation se fait en nommant le monde qu’on vit.
Parfois je reste dans un espace de témoignage du monde de l’autre, sans nommer pour moi-même, sans prendre responsabilité sur les rêves qui nous élèvent. Je suis guetté par un autre espace de paralysie, un espace où vit l’illusion que savoir qu’un autre que moi nomme sa vie et partage une expérience est suffisant. Témoigner est un acte d’amour et de générosité, mais s’il n’est pas accompagné de courage et d’un désir d’agir, de trouver et de vivre sa propre vérité, c’est insuffisant.
Acte 4: Quand je nomme pour l’autre
Qui suis-je quand je prends l’espace pour nommer? Au service de qui et de quoi? À partir de quel lieu est-ce que je parle? Quel est mon intention? La vérité du nom que je donne aux choses dépend de mes réponses à ces questions. Est-ce que c’est bien mon monde que je nomme? Est-ce que c’est bien ma vie et mon expérience?
Quand une autre personne nomme le monde pour moi, je peux y voir l’ouverture d’un espace pour nommer ma réalité et trouver mon pouvoir. Quand une autre personne nomme le monde pour moi, je peux y voir un acte de témoignage et de générosité. Je suis vu, et être vu m’ouvre un espace pour prendre une place, ma place dans le monde.
Quand un espace s’ouvre à travers les mots d’un autre, quand cet espace est tenu et honoré, je peux devenir. Je peux étendre le monde de ce qui est possible. Mon pouvoir grandit. Quand je peux nommer le monde pour moi-même, les possibilités grandissent. Je grandis. Je suis seul à pouvoir sentir quand le moment est mûr pour nommer le monde, parce que c’est un geste qui change la réalité, et qui positionne une responsabilité envers moi-même que je dois pouvoir assumer. Personne ne peut décider pour moi quand c’est le temps.
Quand une autre personne nomme le monde pour moi, je peux aussi y voir une violence, l’expression d’une intrusion dans un monde et une réalité qui ne m’appartiennent pas, quand nommer contient un monde qui ne nous appartient pas et une expérience qui n’est pas la nôtre. On se coupe les ailes. Et on sort de la vérité. Quand une autre personne nomme le monde pour moi, je ne grandis pas. Je me contracte, et mon espace rétrécit. Au lieu de devenir et de prendre ma place, je me rétracte.
Épilogue (pour l’instant)
Nommer est un acte qui change la vie, qui peut changer le monde, et qui vient avec une responsabilité. Envers soi-même. Envers l’autre. Envers les générations à venir. Envers le monde qu’on rêve, et qui demande à naître. Vivre cet acte avec grâce, et avec courage, c’est apprendre à habiter notre capacité à grandir, c’est habiter notre devenir humain.
Remerciements: À Elizabeth Hunt, Emily Churchill-Smith, Joshua Moses, dont les éclairs de sagesse habitent ce texte.









