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Intervenir dans des contextes participatifs, c’est s’exposer à une certaine dose d’inconnu. C’est ouvrir des espaces et tenir des conversations où là où on arrive est souvent très différent de ce qu’on imaginait au départ. Dans ma pratique de facilitateur et de concepteur de processus participatifs, les personnes qui m’appellent font face à des questions auxquelles ils n’ont pas de réponse. Elles peuvent parfois se trouver à des points de rupture, où la manière dont elles ont toujours fait les choses ne suffit plus. Où la réalité est en décalage par rapport à l’image qu’on s’en était fait. Où la nécessité d’adapter des pratiques devient criante. Elles se trouvent à opérer dans des problématiques complexes, dans des contextes tellement fluides et changeants qu’une seule personne ou une seule équipe, aussi compétente, intelligente, savante soit-elle, ne peut tout simplement pas tenir tout un contexte.

Face à ces questions auxquelles on n’a pas de réponse, pour lesquelles les recettes habituelles ne marchent plus, dans lesquelles les voix habituelles ne peuvent décrire qu’une partie insuffisante de la réalité, le recours à des processus inclusifs invitant une diversité de perspectives et de regards devient indispensable. C’est dans ces moments-là que les approches participatives prennent tout leur sens et leur puissance. Le premier seuil d’un processus participatif est donc de reconnaître qu’on a besoin des autres pour comprendre notre contexte ou trouver des réponses à nos questions et que quelque chose de différent est devenu nécessaire.

Dans ces moments, on entre dans un espace de vrai questionnement. On est prêt à laisser aller un peu du contrôle qu’on pensait avoir. On est prêt à passer du « je » au « nous ». Ce passage du « je » au « nous » nous appelle à créer des espaces différents de ceux dans lesquels on évolue habituellement en tant que professionnel. Des espaces dans lesquels on peut pratiquer différemment, se rencontrer différemment, penser différemment, faire différemment. Des espaces dans lesquels poser les questions qu’on ne se pose habituellement pas, dans lesquels on peut transformer nos relations, explorer nos propres biais, prendre conscience de l’impact de nos actions. Des espaces où on peut aussi nommer et déconstruire les structures de pouvoir, les normes sociales et les visions du monde qui gouvernent nos actions, nos comportements et nos décisions. On a besoin de créer des espaces où s’expérimentent de nouvelles manières de penser, faire et vivre ensemble.


Comment créer cet espace du « nous »? Tout commence par une invitation. Au fil de mes conversations avec d’autres facilitateurs, de mes lectures, de mes expériences, j’ai pu voir que les invitations qui fonctionnent bien répondent à une série de patterns, qui sont autant de conditions à la réussite des processus participatifs. Ce qui suit n’est pas une liste exhaustive: j’imagine qu’il y a d’autres éléments possibles à considérer, mais ce sont ceux avec lesquels je résonne et qui me servent de repère dans mon travail:

1. Une invitation jaillit d’un questionnement sincère et authentique.

Inviter est un verbe d’action. Une invitation est donc une action qui préfigure déjà le changement qu’on appelle dans notre communauté ou notre organisation. Une invitation est de l’ordre de la posture et du savoir être autant qu’elle est dépendante de la capacité à créer un message. Elle doit s’accompagner d’un réel désir et d’une volonté d’accueillir ce qui sera offert en retour. Ça suggère une humilité et une intention explicite de transformer le jugement en curiosité. Sans cette humilité, cette curiosité, et cette volonté profonde d’accueillir l’autre, pourquoi l’inviter? Une invitation qui n’est pas sincère donne lieu à des processus boîteux, manipulateurs et extractifs, qui nourrissent le cynisme au lieu de cultiver l’engagement.

2. Une invitation est un attracteur

Une invitation soutient la création d’un sens du « nous » dans la mesure où elle propose une nouvelle manière de regarder un enjeu ou une situation, qui ouvre au-delà des notions traditionnelles d’expertise. Elle ouvre un espace inclusif dans lequel chaque personne qui la reçoit peut se sentir concernée, sentir qu’elle a quelque chose à offrir et que sa perspective et sa voix valent quelque chose. On se sent happé par la question posée, concerné par l’enjeu décrit, mobilisé dans la prise de conscience qu’on peut faire partie de la solution. Une bonne invitation nous inspire à créer collectivement le monde dont nous rêvons.

3. Une invitation étend la sphère des possibles

Une invitation réussie comporte un élément de surprise, qui nous pousse à pivoter notre regard sur la réalité et à réexaminer pourquoi on fait ou on pense les choses de la manière dont on les pense. Ça peut être à travers un lieu ou un format différent de qu’on a l’habitude de voir, ou en invitant un quelqu’un qui apporte une perspective fraîche pour nourrir l’imagination collective. Une invitation nous amène à sortir de nous-mêmes, à aller au-delà de notre point de vue isolé pour se connecter à d’autres perspectives et développer une nouvelle capacité à prendre soin collectivement de ce qui doit l’être.

Une invitation nous aussi pousse à essayer de dépasser nos biais cognitifs, même alors que notre premier effort pour poser une question sera toujours contraint par ceux-ci. Au moment de créer l’invitation, il nous appartient donc de réfléchir à comment dépasser nos propres biais. Dans quel paradigme s’ancre la conversation que nous appelons? Quels présupposés sont intégrés? quelles perceptions et vérités doivent être dépassés pour entrer dans un vrai dialogue?

4. Une invitation pose un cadre clair

Une invitation nomme des intentions et des attentes en termes de résultats visés. Qu’est-ce qu’on cherche à accomplir ensemble? Qu’est-ce qui va ressortir de cette rencontre, ou de cet événement, de cet atelier, de ce processus? Elle nomme ce qui est attendu des participants, et même parfois ce que nous n’attendons pas. Elle nomme les éléments qui demandent notre attention, et le ou les enjeux qu’on cherche à résoudre. Elle nomme les questions qui seront explorées.

Une invitation donne aussi des détails sur les éléments logistiques de la rencontre: où? à quelle heure? pendant combien de temps? est-ce que le lieu est accessible universellement? est-ce qu’il y aura de quoi se nourrir ou se rafraîchir ou se réchauffer? est-ce que les enfants sont les bienvenus (la réponse devrait toujours être oui!)? est-ce que je pourrai parler dans ma langue? L’invitation nous indique les dimensions du carré de sable dans lequel nous allons jouer.

À la lecture de l’invitation, on devrait avoir une idée claire de ce que la rencontre est (un atelier, une conversation, un cercle, une assemblée, une formation), et de ce qu’elle n’est pas (une conférence, une lecture, un sermon).

5. Une invitation comporte un espace de refus

Dans son livre Community: the Structure of Belonging, Peter Block explique en quoi l’intégration de la possibilité du refus dans une invitation donne toute la valeur au consentement. En substance, si je ne peux pas dire « non », alors quelle peut bien être la signification de mon « oui »? Une invitation doit donc comporter un seuil explicite à la participation, un certain obstacle que la personne qui décide de participer doit surmonter en pleine conscience. Elle ouvre un espace à l’autre pour dire non, en établissant clairement que dire oui implique un engagement. L’invitation établit clairement qu’il n’y a pas de véritable participation sans consentement, et que ce consentement peut également être retiré à tout moment, sans conséquence pour la personne.


Je nous invite à continuer à réfléchir et observer les éléments qui font en sorte qu’une invitation est inspirante, engageante, énergisante, générative. Je nous laisse avec ces 5 questions pour nous aider à formuler nos invitations:

  1. À quoi est-ce que je suis invité?
  2. Qu’est-ce qu’on attend de moi?
  3. Pourquoi est-ce que je devrais participer?
  4. Est-ce que c’est vraiment un « nous »?
  5. Est-ce que je peux vraiment dire non?
  6. Est-ce que ça me donne de l’énergie?

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