D’abord, il y a la terre à préparer. Se battre avec. Monter les particules en spirale. Gouttes de sueur au front. Si l’argile est mal travaillée, des bulles d’air s’installent. Des creux se forment, des fractures invisibles. des incohérences, qui empêcheront la forme de devenir. Il faut y mettre le travail. Le même mouvement, répétitif, de tout le corps. Y mettre tout le poids de son corps, pour arriver à la terre lisse, uniforme, étrangement douce et agréable au toucher. Travailler la balle d’argile. Pour prendre soin des possibilités qui s’y contiennent. Pour prendre soin des devenirs. L’odeur change. Le toucher change. La couleur change. Ça sent bon. Ça sent la terre. Ça sent les possibles.

De quoi est-ce qu’on parle quand on parle de guérir? Qu’est-ce qu’on guérit quand la blessure touche le plus profond de l’être, ce fond d’humain en nous? Qu’est-ce que je deviens quand je suis guéri? Si mes blessures sont l’humain en moi, qu’est ce que je deviens quand je guéris? Qu’est-ce que je travaille, quand je cherche à guérir? Une fracture, une fêlure, qui fait que quelque chose, quelque part, ne tient plus. Quelque chose, quelque part, frotte contre mon être et crée une brûlure. Autour de cette brûlure, la chair est à vif, les infections se multiplient. Autour de cette brûlure, une croûte se forme, une corne se forme, ça devient dur, ça devient insensible. Ou ça gratte et ça rend fou. Autour de cette fêlure, je ne suis pas tout à fait entier. Autour de cette fêlure, je ne suis pas tout à fait moi-même. Je ne m’appartiens pas tout à fait. Je ne me reconnais pas. Il y a des brèches, dans ces brèches il y a « ça » qui rentre.

Quelque chose rentre, et c’est de la lumière qui rentre. Et ça réchauffe, et ça nourrit, et quelque chose peut vivre, pousser. Quelque chose sort de sa cachette. L’amour rentre, et l’âme sort de sa cachette. Quelque chose, rentre, vient se poser dans la brèche et adoucir les contours. Et je peux devenir. C’est la blessure qui invite à la rencontre, qui se laisse voir et témoigne de quelque chose qui est au coeur de l’humain en moi. Je te vois, tu me vois. C’est comme ça. Il y a de la beauté qui se place.

Quelque chose rentre, et ça peut aussi tuer à petit feu. Quelque chose rentre, et ronge les parois de la brèche. Une bulle d’air, et la fêlure grandit, et s’infecte. Trop, et la fêlure s’infecte. Pas assez, et la fêlure s’assèche, et s’infecte. Et ça casse, et ça brûle. Au début ça va. Et puis on devient de moins en moins soi-même. On brûle. Ou on s’enferme dans un cocon transparent. Ou on crée un masque. Des masques. Des armures. Des coquilles. Les autres continuent à nous voir et à nous toucher, mais on sait que ce n’est pas nous. Parce que ça fait trop mal de se faire toucher. Parce que le regard brûle. Quelque chose suinte, s’infiltre, et un peu de moi s’empoisonne. La blessure cache la rencontre. La blessure ne me rend jamais moins humain. Mais elle peut empoisonner.

S’asseoir devant le tour, encore sec, encore propre. Caresser une dernière fois la balle de terre, avant de l’écraser au centre. Collée, d’un coup, au coeur de cette roue qui tourne, d’abord lentement puis de plus en plus vite. Il faudra maintenant trouver le centre. L’eau sera mon amie. Mes deux mains ne se croisent pas. Le centre est un point qui se sent, avant de se voir. L’eau et la terre se mélangent.

La roue tourne, mais le centre reste élusif. J’oublie de respirer. J’hésite à utiliser le pouvoir de mon corps pour trouver le centre. J’ai peur de faire un faux pas, d’y aller trop fort. J’avance dans la peur de tomber. Ma main tremble. La terre n’a pas de forme. La terre n’a pas de pouvoir. Ne peut pas devenir. Il n’y a pas de devenir quand on est conduit par la blessure.

Quand je suis empoisonné, je peux en empoisonner d’autres. On se blesse les uns les autres. On se guérit les uns les autres. On vit les uns avec les autres. On devient au contact des autres. Quand je vis empoisonné par mes blessures,, elles viennent suinter sur mes relations. Seuls les gens blessés blessent. Et être humain, c’est avoir été blessé. Alors je blesse, tu blesses, il ou elle blesse, nous blessons, vous blessez, ils ou elles blessent. C’est ça qu’on fait. On blesse. Et on guérit, aussi. Si on peut blesser, on peut aussi guérir.

Il faudra maintenant trouver le centre. L’eau sera mon amie. Mes deux mains ne se croisent pas. Le centre est un point qui se sent, avant de se voir. L’eau et la terre se mélangent. La force du corps, qui vient donner une présence à ce centre. Donner un point d’immobile, autour duquel la matière peut se révéler à elle-même. Il y a ce mélange de douceur et de pouvoir. Besoin d’être les deux pieds ancrés au sol. Besoin d’être intégralement présent dans ce moment où le corps partage son pouvoir avec la terre. Respirer avec intention, ferme et doux à la fois. La terre et le corps se mélangent, et l’harmonie se pose par le toucher. Tout le corps penché sur cette intention, de révéler à l’argile son centre. La roue tourne, la forme au centre bouge. Mes mains lui donnent une structure. Cette structure se dessine autour du centre. Mes mains guident la matière. La terre devient. Les mains autorisent, quand elles sont puissantes. Assez puissantes pour donner forme. Assez douces et sensibles pour laisser le possible se déployer. La forme peut monter. L’eau est mon amie. La possibilité d’un objet apparaît dans le monde.

Alors. Qu’est-ce que ça veut dire, guérir?

Guérir, ce n’est pas refermer la blessure. Celle à travers laquelle passe la lumière, qui me fait rencontrer l’autre. C’est pas remplir la blessure avec autre chose pour remplacer la chair qui s’est déchirée, les bouts de vie qui s’en sont allés, les pleurs qui ont été ravalés. Guérir c’est apprendre à vivre. Avec mes choses. Avec les voix qui murmurent à mon oreille. Qui crient des fois, que je n’ai pas d’affaire à être où je suis, à rêver ce que je rêve, aimer qui j’aime, à être aimé. Que j’ai pas d’affaire à exister ici. Guérir c’est apprendre à vivre avec les fantômes du passé, quand on sait qu’au fond le passé n’est jamais vraiment passé. C’est toujours un petit peu, beaucoup, le présent. C’est toujours un peu du futur.

Quand la blessure, c’est d’être humain, de quoi est-ce que je guéris? J’apprends à accepter d’accepter d’être humain. Entier. Avec mes vallées et mes montagnes. Avec mes cavernes, mes gouffres et mes pics. Avec mes forêts et mes déserts. Avec les créatures qui me peuplent et les fantômes qui me hantent.

Peut-être que guérir c’est avoir un peu moins peur de nos fantômes? Peut-être que guérir c’est apprendre à marcher avec ses fantômes?

Peut-être que guérir, c’est comme apprendre à marcher alors. Un peu.

Peut-être que guérir, c’est apprendre à centrer de l’argile avec nos larmes passées, présentes et à venir.

On ne guérit jamais seul. On guérit toujours en relation. Relation à un soi-même qu’on était avant. En relation à un soi-même qu’on veut devenir. En relation. On invite la matière parfois, pour témoigner autrement. La terre, par exemple. Pour nous rappeler qu’il y a un monde de possibilités. Pour témoigner de la forme que je porte en moi, des rêves que j’habite quand je m’assois et que je touche la terre. Une autre personne, peut-être, me voit. Voit ce que je deviens. Et peut témoigner. Alors des fois, guérir, c’est peut-être bien me laisser accueillir dans cette relation. Me rendre à cet autre qui témoigne. Laisser témoigner, c’est laisser entrer. Sans condition. Sans attente.

Mais guérir peut aussi brûler. Laisser témoigner peut aussi brûler. Ça brûle parce que je ne peux pas guérir sans me laisser toucher. J’entre dans un espace paradoxal. Je ne peux pas guérir sans toi, mais être avec toi me brûle. Je te vois, je te reconnais. Je reconnais ta blessure. Je la sens, on s’est reconnus parce qu’on a su sans le savoir qu’on avait ça en commun. Et maintenant, je ne peux plus me cacher de toi. Il n’y a nulle part où courir. Il n’y a pas de masque qui me cache de ton regard. Il n’y a pas d’armure qui me sépare de tes gestes. Ta présence me guérit et me blesse en même temps.

Mais guérir peut aussi brûler. Témoigner peut aussi brûler. On se brûle quand on se touche, et quand on se touche on touche nos fêlures. Quand je trébuche avec le nouveau pouvoir que je me découvre, je te brûle. Quand je renonce à utiliser ce pouvoir parce que la vieille peur, la vieille blessure revient murmurer à mon oreille, il n’y a pas de structure qui peut tenir. Il n’y a rien à quoi se raccrocher. Alors on est emportés par la brûlure. Guérir en relation, ça fait mal. Ça brûle. Je te brûle.

Je ne serai jamais guéri. Parce que je ne finis jamais. Au moment où je le vois, au moment où je crois le comprendre, je est déjà un autre. Je n’aurai jamais fini d’arriver, parce que je suis déjà là. À ma place. En mouvement. Il n’y a pas de fin. Il n’y a pas d’état, de seuil au-delà duquel il y a la paix. Il n’y a que la trajectoire sur laquelle on est lancé, de laquelle on s’écarte ou on se rapproche. Parfois, des fois, souvent, je guéris. Des fois je guéris seul. Des fois je guéris avec toi. Des fois on guérit ensemble.

Des fois, l’amour nous aide à guérir. Des fois, l’amour c’est juste pas assez. Qu’est-ce qu’on fait quand l’amour, c’est juste pas assez pour guérir?

Peut-être que tout ce qu’il y a à faire, c’est refaire une boule de terre, la retravailler, la placer sur le tour, et apprendre à la centrer, avec la conscience de nos larmes passées, présentes et à venir.

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