Comment agir quand tout est incertain?

Photo by Ishan @seefromthesky on Unsplash

Des voisins se regroupent dans un stationnement pour se préparer à agir devant une rivière qui monte et menace d’envahir des maisons jusque là protégées par les digues. Un groupe de citoyens, d’entrepreneurs et d’organisations rencontrent des fonctionnaires de la ville pour réfléchir ensemble à comment donner à tous les moyens d’accéder à une alimentation de qualité. Les parents d’une enfant diagnostiquée avec un trouble d’apprentissage se demandent comment cultiver un environnement où elle pourra s’épanouir pleinement, découvrir son pouvoir d’agir et vivre ses rêves. Une professeure veut décoloniser ses approches pédagogiques malgré la résistance de ses étudiants et l’inertie de l’institution dans laquelle elle est un rouage.

Dans notre vie quotidienne, dans notre travail, dans les histoires que nous portons avec nous et les responsabilités que nous acceptons en tant que citoyen, collègue, parent, enfant, nous sommes exposés à une foule de situations complexes qui nous appellent à faire des choix difficiles. Nous apprenons à naviguer des contextes où les problèmes et les questions qui se posent n’ont pas de réponses simples, immédiates, réplicables à l’infini.

Le premier dilemme est de se demander pourquoi intervenir? dans quelles circonstances c’est nécessaire? dans quelles circonstances ne pas agir est une action en soi qui porte aussi des conséquences, dont certaines sont prévisibles et d’autres imprévisibles? Comment on navigue tout ça?

Dans ma pratique de facilitateur, je m’appuie sur deux principes :

  1. « Fais confiance aux humains » — les gens avec qui je suis en conversation sont les experts de leurs contextes. Ils peuvent prendre la responsabilité de leur propre expérience, et peuvent faire leurs propres connexions entre différentes idées, questions, contextes. Ma responsabilité est de me demander comment je peux les soutenir au mieux pour mobiliser leurs expériences et leurs savoirs pour avancer avec sagesse, et comment je peux intervenir au service de l’intention qui structure le travail.
  2. “ La seule façon de connaître un système est d’interagir avec.” Ça implique une approche pragmatique qui lie l’action à la réflexion, et surtout un soin porté à l’intégrité des relations avec les personnes avec qui je travaille, qui me font confiance de ne pas créer de dommages.

Pour travailler avec des équipes ou des personnes qui doivent trouver des façons de s’adapter au changement rapide de leurs contextes d’intervention, mieux percevoir leurs réalités, apprendre de leurs actions et faire des choix cohérents, je m’appuie souvent sur les cadres théoriques de la complexité. J’ai appris comment voir nos enjeux à travers la lentille de la complexité nous invite à observer nos organisations, communautés et sociétés comme autant de systèmes vivants et à remettre en question ce que nous croyons être les sources, les solutions et les causes de lien à effet des problèmes auxquels nous faisons face. En somme, les approches ancrées dans la complexité nous soutiennent pour faire sens de notre réalité, avec toute l’ambiguïté et l’incertitude qu’elle comporte.

Cynefin

Cynefin est l’un de ces cadres sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour comprendre les contextes dans lesquels nous sommes amenés à vivre, travailler, intervenir et prendre des décisions. Cynefin est un terme gallois sans équivalent en Français, mais dont la traduction littérale pourrait être “le lieu de toutes mes appartenances”. Ce cadre a été développé par Dave Snowden au tournant des années 2000 comme un outil à la prise de décision dans les organisations faisant à des défis d’adaptation. Aujourd’hui, Snowden continue à raffiner sa compréhension des possibilités ouvertes par ce cadre et des questions qui peuvent s‘y rattacher.

Prévisible vs. Imprévisible

Cynefin identifie en premier lieu 2 grands types de contextes à la prise de décision. Le premier est celui où les conséquences de nos actions sont prévisibles, où les liens de cause à effets sont clairs, où la réalité est ordonnée et où il est possible d’exercer un certain contrôle. Le second grand type de contexte à la prise de décision est caractérisé au contraire par l’imprévisibilité, par la difficulté ou l’impossibilité d’attribuer clairement des liens de cause à effet (ou seulement à posteriori: cohérence rétrospective), et par l’impossibilité du contrôle.


Il existe différentes façons pour intervenir dans un système et influencer sa destination selon qu’il correspond à une réalité prévisible ou imprévisible. Dans le cas d’un système prévisible, il est possible de mettre rapidement des solutions en application à partir d’une analyse rapide du système et de ses composantes, puisqu’on peut aisément tracer les liens de causalité entre des actions et des effets.

Dans le contexte des systèmes imprévisibles, on doit procéder plus par essais et observations pour comprendre les relations entre les éléments du système.

Dans les deux cas, on observe que les points d’intervention sur un système donné sont les limites, les attracteurs (les éléments qui attirent l’énergie) et les interactions entre les éléments qui constituent le système.

Les 5 domaines de Cynefin

Cynefin repère ensuite 5 domaines différents, chacun marqué par leur propre ensemble de caractéristiques:

  1. Évident.

Ici, les causes sont connues, et la solution au problème qui se pose est évidente. C’est le domaine de la sagesse populaire: n’importe qui peut résoudre ce problème, à tel point que la solution peut être automatisée. C’est le domaine des meilleures pratiques (il n’y en a pas 500), et la structure de la prise de décision peut être résumée ainsi:

Sentir -> Catégoriser -> Répondre

2 . Compliqué

Dans ce type de contexte, on a besoin de déployer plus d’énergie pour trouver des réponses à nos défis, mais ces réponses existent. On reste également dans des contextes où les causes et les effets peuvent être connus et démêlés.

Dans cet espace, c’est notre capacité à analyser qui va nous permettre de prendre des décisions avisées. Le recours à des experts nous est utile ici: c’est le domaine où on a besoin de gens qui sont déjà passés ici, le domaine des bonnes pratiques. La structure de prise de décision ressemble à ceci:

Sentir -> Analyser -> Répondre

3. Complexe

Ici, on passe à un autre type de contexte: on entre dans les domaines marqués par l’imprévisibilité. Il n’y a plus d’ordre. Dans le système de Snowden, les contextes complexes sont caractérisés par l’impossibilité de comprendre les liens de causes à effets. La cohérence ne peut être recontruite qu’a posteriori, et pas toujours: il est difficile d’attribuer un effet à une cause particulière, un impact à son origine. Dans ces conditions, il est impossible de savoir quelle action va fonctionner avant de se lancer. On parle de causalité non-linéaire, imprévisible et de cohérence rétrospective.

Le domaine complexe est un terrain d’expérimentation, où ce qui compte est notre capacité à entrer en questionnement, formuler des hypothèses, les tester à travers des actions qui nous permettre d’apprendre sans être inhibé par la peur d’échouer, et discerner des patterns qui gouvernent ce contexte. C’est aussi un terrain où on a besoin de croiser divers points de vue sur un même contexte pour diminuer les points aveugles de nos décisions: d’où la nécessité d’inviter la diversité, de faire circuler le savoir et l’expérience à travers des mécanismes de feedback puissants et d’avoir des pratiques fortes de dialogue.

Dans cet espace, la prise de décision est souvent collective et se fait par la construction de relations, le croisement des perspectives, la délibération, la création de sens commun. Dans cet espace, on ne cherche pas à résoudre des problèmes (c’est tout simplement impossible), on travaille à transformer les patterns qui gouvernent le contexte.

C’est le lieu des pratiques dites émergentes: elles ne sont pas reproductibles telles quelles, mais doivent être adaptées aux spécificités du contexte dans lequel on se trouve (temps, espace, culture, etc.).

Dans un contexte complexe, la structure de prise de décision ressemble à ceci:

Probe (essayer) -> Sentir -> Répondre

4. Chaos

Les contextes de chaos sont caractérisés par un haut degré de volatilité et d’instabilité. Ce sont des situations de crises, où les relations et les structures de soutien traditionnelles ne tiennent plus.

Dans ces contextes, aucun pattern ne peut émerger. Tout ce qui est possible dans ce genre de situation est d‘agir vite pour réinstaurer un niveau de contrôle en installant des contraintes trèes fermes, jusqu’à temps que des patterns puissent commencer à émerger.

C’est le territoire des équipes habituées à intervenir en temps de crise, avec des procédures très serrées, très entraînées. Dans le chaos on est amené vers des pratiques uniques à chaque contexte qui n’auront vraisemblablement jamais à être reproduites. La réponse se schématise comme ceci:

Agir -> Sentir -> Répondre

5. Désordre

Le désordre, dans Cynefin, est cette zone liminaire entre les quatre quadrants située au centre du cadre. Le désordre peut marquer tant le moment qui précède la caractérisation de notre contexte: on ne sait pas si c’est évident, compliqué, complexe ou chaotique.

Il peut aussi marquer un état où notre mode d’agir est incohérent avec le contexte dans lequel on se trouve. Chercher des solutions simples à des enjeux complexes nous amène dans le désordre (et parfois dans le chaos!)

Le désordre n’est pas un espace de prise de décision: il sous-tend que pour pouvoir prendre une décision on a besoin d’avoir conscience du contexte dans lequel on se trouve. Il y a toujours un moment, quand on arrive dans un contexte donné, où on est confronté au désordre. C’est un moment de non-savoir, d’observation et d’intuition.


Et maintenant?

En quoi est-ce que tout ceci nous aide à prendre des décisions et comment se situer en fonction des choix qui sont placés devant nous à chaque moment? Si l’on revient au point de départ, à savoir la distinction entre les domaines où la réalité est prévisible (évident / compliqué) et ceux où le désordre et l’imprévisible dominent (complexe / chaos), on constate qu’il y a des différences fondamentales. Dans les domaines prévisibles, les chemins à prendre sont balisés et reproductibles. C’est la sagesse conventionnelle qui importe ici: les règles héritées de la pratique. Pour faire nos choix, il importe de faire le bon diagnostic et de suivre les bonnes pratiques.

Les domaines imprévisibles, au contraire, sont caractérisés par l’impossibilité du contrôle. Il n’y a pas de solutions fixes et définitives, pas de réponses qui soient toujours vraies. Il n’y a pas de possibilité d’avoir une perspective complète sur le contexte. La seule certitude est que nos actions entraîneront des conséquences inattendues. Dans les contextes complexes, suivre les règles ne nous est d’aucun secours. Ce qui nous aide est plus de l’ordre des principes, basés sur des valeurs éthiques, et qui nous guident pour créer des interventions à faible risque et à partir desquels apprendre comment créer plus des effets que nous désirons et moins d’effets destructeurs dans les contextes que nous voulons transformer. Ici les règles sont remplacées par l’apprentissage par l’action.

Dans le chaos c’est au contraire paradoxalement l’établissement de règles simples, très strictes qui aident. Il faut créer des contraintes très serrées pour donner de la structure et sortir du chaos (par exemple, qu’est-ce qui arrive quand la digue lâche et que vous devez évacuer tout un quartier en quelques minutes?).

Cynefin nous propose une lunette pour s’interroger sur les contextes humains dans lesquels nous intervenons et sur les choix qui s’offrent à nous. Est-ce que le chemin à suivre est évident? Est-ce qu’une solution existe, qui peut être développée à l’aide d’experts? (compliqué) Est-ce que nous sommes dans un contexte où les problèmes n’ont pas de solution, mais beaucoup d’acteurs et de nombreuses perspectives? (Complexe) Est-ce que c’est une situation où il est tout simplement impossible de savoir ce qui se passe (chaos)? Quelques-unes des questions qui peuvent nous aider à nous orienter dans le désordre, ou à nous réaligner dans les quatre quadrants de Cynefin. Filtrer nos questions à travers le prisme de Cynefin nous aide à mieux comprendre nos contextes, prendre de meilleures décisions et avancer avec sagesse.

Remerciements:

À Bronagh Gallagher, Chris Corrigan, Elizabeth Hunt, Véronica Vivanco, Philip Deering, qui voyagent avec moi et nourrissent mes questions sur le monde, la complexité et ce qu’on fait avec. Cet article n’aurait pas été possible sans nos conversations, sans les histoires qu’on partage et les découvertes qu’on s’offre. “We are all the same height!”

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